Ils ont voulu organiser ce qu’ils avaient conquis

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Ils ont voulu organiser ce qu’ils avaient conquis

6/11/2018

CodesignCurator

DipCo

Ils ont voulu organiser ce qu’ils avaient conquis (Bernanos).

Point de vue partial et imparfait sur Codesign-it aujourd’huiPar Catherine Foliot. Ils avaient conquis la possibilité de faire entreprise autrement, chacun restant indépendant et libre, tout en étant reliés pour mutualiser les ressources et inventer une nouvelle manière de décider collectivement. Ils étaient huit à l’origine, mus par le double désir de fuir une grande organisation qui tuait leur espace d’expression et par la furieuse envie de créer un lieu autre – tiers - au sein duquel chacun pourrait éprouver sa liberté tout en étant ensemble.

Car ces métiers ne s’exercent pas seuls : l’innovation collaborative par essence se vit collectivement et les projets sont de taille à nécessiter des équipes. Ainsi, depuis presque cinq ans maintenant, Codesign-it tente de résoudre quotidiennement l’équation impossible d’associer la liberté individuelle à une gouvernance collective. Cette tentative est touchante, audacieuse, porteuse d’espoir.

Ces lignes sont là pour tenter de décrire, d’un point de vue par définition partial et incomplet, ce que ce collectif a conquis et les questions qui se posent aujourd’hui pour la suite de sa trajectoire. Je décris ici ce que je vis depuis trois ans que je suis résidente puis membre de Codesign-it, élue au bureau de l’association cette dernière année.

Qu’est-ce que ce collectif a conquis ?

J’aime ce terme de Bernanos, car on sent l’effort, l’inédit, les territoires vierges, peu fréquentés, peu connus. On sent la force des pionniers, des aventuriers qui, plus ou moins consciemment, s’engagent dans les herbes folles, les mers parfois déchainées et les eaux paradisiaques. On sent les heures, les nuits passées à penser, à imaginer, à prendre des décisions parfois radicales. On sent l’inconscience, le mouvement d’aller de l’avant, de continuer les premiers pas, ceux-là mêmes qui n’autorisent pas le retour en arrière.Codesign-it a conquis cette énergie, cette force de la conquête, cette libido de la création.

Cette force de création, qui se ressent encore, a été, je crois, dédiée à trois paris : le premier fut de se prouver qu’il était possible d’y croire, le second fut de ne jamais enfermer Codesign-it dans aucune forme qui ne le fige et d’en décréter une expérimentation permanente, le troisième fut d’investir dans la transmission, à travers l’engagement dans un diplôme universitaire et la tentative de fabriquer des « Communs », formes de savoirs donnés à tous fonctionnant dans les règles de l’économie du don. Tous les paris furent gagnés et très vite et, en deux ans à peine, Codesign-it était une figure de référence sur le marché en tant que nouvelle forme organisationnelle, très investie dans la transmission et l’expérimentation permanente.

La gouvernance à l’époque était fondée sur les conversations entre membres dans le cadre de sprints d’une journée, mensuels, journées dédiées à l’évolution de la gouvernance de Codesign-it ! Les conversations étaient auto-facilitées, reposant ainsi sur le leadership de chacun. Ainsi, au cœur de ce collectif de professionnels aguerris de la facilitation de l’innovation collaborative, s’improvisaient des conversations qui aboutirent à des résultats tangibles pour lesquels les accouchements furent longs et parfois douloureux. Deux questions étaient en jeu : le statut de l’association qui ne pouvait plus porter les projets business et la taille du collectif.

Qu’ont-ils voulu organiser ?

Est-ce les questions d’organisation se posent quand on commence à croitre, à grandir en nombre ? Est-ce que ces questions secondent les premières dédiées à la création ? Est-ce que l’organisation est nécessaire pour matérialiser l’invention, voir même pour faire passer l’invention du côté de l’innovation, c’est-à-dire dans son ancrage dans la réalité sociale ? Est-ce que l’organisation est du côté de l’ordre et du contrôle alors que l’invention serait du côté du chaos et du pulsionnel ? Il semble trop facile d’opposer l’invention à l’organisation, alors qu’ordre et désordre sont nécessaires pour toute vie. Il y a tant de l’organisation dans la création que de la créativité nécessaire à l’organisation.

Mais surtout, y vivant depuis trois ans, je me suis aperçue progressivement de l’immense hétérogénéité parmi les membres de Codesign-it. Pas tant dans leurs métiers ou leur capital social qui restent assez proches, mais dans l’idée que chacun se fait de ce qu’est une organisation. Codesign-it invente une nouvelle manière de faire entreprise, la forme que prend le collectif n’est pas connue par avance (par définition) et se prête ainsi à toutes sortes de projections. Peut-être est-ce là un point important et un apprentissage passionnant : comment chacun réagit-il ou elle à l’inconnu ? Comment chacun ou chacune va projeter sa vision sur cet objet non encore identifié ? Nous sommes au cœur de l’innovation, la vraie, au cœur de ce qui s’invente, s’expérimente, se crée avec les personnes qui la vivent.

M’est alors venu ce tableau de Brueghel. Nous sommes en 1558 en pleine Renaissance, époque traversée par les transformations de toutes parts : économiques, techniques, scientifiques, artistiques, philosophiques. L’homme y prend une place centrale, une place d’acteur, moins soumis aux aléas divins. Comme dans ces périodes de transformations fortes (que l’on retrouve au XIXème et aujourd’hui), les innovations sont multiples.

Au premier plan, on trouve le laboureur qui pousse sa charrue. Le berger garde l’élevage plus bas et le pêcheur au bord de l’eau récolte les fruits de son travail. Voici le monde de la culture, de l’élevage, de la terre travaillée pour qu’elle donne ses fruits, d’un rythme qui suit les cycles de la nature avec les contraintes et les possibilités qu’offrent chacune des saisons.

Le second plan nous emmène vers la mer et l’horizon. Deux grands bateaux quittent le port, sans doute pour découvrir ces terres encore inconnues, c’est l’époque des grandes découvertes, de l’atterrissage dans des terres que l’on pensait indiennes alors qu’elles furent américaines …. Ce sont ces pionniers aventuriers, entrepreneurs sachant convaincre les financeurs et leurs équipiers, osant aller au-delà de ce qu’on ne voit pas. Et puis un peu en dessous du premier grand bateau, on voit des jambes dans l’eau, à l’envers,…quelqu’un qui a chuté. C’est le titre du tableau : la Chute d’Icare. Icare est le fils de Dédale qui a créé à Minos le labyrinthe pour cacher le Minotaure, fruit d’une liaison inavouable. Dédale puni se retrouve enfermé dans sa propre création avec son fils. Il le sait : la seule issue possible est l’envol. Il fabrique des ailes imitant les oiseaux, avec des plumes et de la cire. Il alerte son fils de la fragilité de l’appareil, lui en donnant les limites de sa trouvaille : pas de vol trop près de l’eau car trop humide, pas de vol trop près du soleil, car trop chaud risquant de faire fondre les ailes. Icare s’envole et grisé par l’envol, la liberté, oublie et vole vers le soleil qui lui brûle les ailes. Il chute et se noie, nous dit Ovide.

Entre la culture et l’aventure, il y a la transgression : aller au-delà des règles et des limites. L’innovateur est un transgresseur nous rappelle le sociologue Becker ; il distingue les innovateurs qui transgressent pour un mieux du monde - et les déviants qui transgressent pour détruire. Icare est la figure de la transgression qui dans ce cas s’avère destructive pour lui. Chez Codesign-it , on retrouve les laboureurs, les cultivateurs d’une terre à soigner pour que les récoltes soient régulières. Les projets sont plutôt connus, les rôles sont précis et identifiés, les équipes ont déjà pu vivre plusieurs fois ces types de projets, l’apprentissage s’y organise, les business models sont éprouvés. Le modèle d’expérimentation permanente vient parfois heurter ces modes de fonctionnement, préférant des situations stables et acquises.

On trouve également quelques aventuriers, les avant-garde, celles et ceux qui continuent d’inventer, que ce soit des produits, des modes d’intervention, des formes d’organisation, des modes de relation clients. Pour eux, ce qui n’a pas de forme n’est pas un problème car ils les imaginent chaque jour et ces formes peuvent évoluer au gré de leurs visions. L’expérimentation est leur nature. Trouve t-on chez Codesign-it des Icare qui se seraient brulé les ailes ? Non, pas si explicitement. Mais d’Icare, il y aurait peut-être le pulsionnel, ou l’impensé, qui se traduisent dans des mots ou des passages à l’acte impulsifs qui causent des perturbations et des frictions. Mais nous ne sommes qu’humains, à l’image de ce tableau humaniste de Bruegel qui dresse nos différents rapports au monde, entre l’ordre et le chaos, entre la création et la destruction.

Je m’étais dit un moment que cette hétérogénéité poserait un problème pour Codesign-it !, me conformant à la pensée convenue qu’une organisation se doit d’avoir une vision partagée et une stratégie commune. Or chez Codesign-it, les visions sont différentes entre membres et pour ce qui est de la stratégie, certains ne veulent pas entendre ce mot quand d’autres expriment le besoin d’en construire une.

Aujourd’hui, je ne pense pas que l’hétérogénéité soit problématique, elle a été et elle peut être au contraire source de créativité et de vitalité mais, posons l’hypothèse, à deux conditions : que les membres utilisent davantage leur créativité, leur inventivité, leur agilité, dans la manière d’envisager des décisions et aussi dans la manière de se parler, visant une parole qui crée et non une parole qui détruise – utilisant, par exemple, - mais pas seulement - des techniques de communication non violente : parler en son nom, ne pas projeter ce qu’on dit sur les autres « tu fais ci », reconnaitre et exprimer ses besoins, etc.

Autrement dit, une perspective aujourd’hui pour Codesign-it serait de poursuivre à tirer encore plus parti de tout le potentiel de création qu’un groupe peut avoir, évitant les pièges de la destruction, c’est-à-dire, peut-être - devenir des funambules, marchant sur un fil oscillant entre ordre et désordre, entre labours et découvertes, reconnaissant ce mouvement de balancier, fait par chacun ou par la complémentarité des uns et des autres.

Comment rester funambules ?

S’aventurer dans ce qui nous est étranger...C’est peut-être l’alerte posée par Bernanos dans cette phrase : « Ils ont voulu organiser ce qu’ils avaient conquis » : l’ombre de l’organisation pourrait détruire la conquête, l’organisation s’opposerait à la création, laboureurs et découvreurs ne seraient pas compatibles. Je crois que cette pensée de l’incompatible nous traverse tous – moi la première -, et que nous avons tous à un moment pensé que « les autres » sont pénibles, que leurs besoins différents des nôtres sont un poids pour notre liberté et enfreignent la rapidité dans laquelle nous souhaitons agir. Au cœur de cette réalité est la grande question humaine de l’acceptation de la différence, de ce qui nous est étranger, si facile à dire ou à écrire, si sensible à vivre, … qu’en est-il chez Codesign-it qui, fait de grande hétérogénéité, vit la différence quotidiennement ?

A quelles conditions est-elle fertile, c’est-à-dire encore une fois du côté de la création et non du côté du débat sans fin, du conflit de parti-pris ? « Écoutez les sons qui vous dérangent » disait le compositeur de musique contemporaine Xenakis. Non seulement il faudrait les supporter, mais plus encore, il faudrait les écouter ? Xenakis nous invite à expérimenter le déplacement de soi, car tout ce qui me dé-range, potentiellement me range autrement, m’amène ailleurs. Voici l’aventure de l’étranger qui n’est qu’en nous. Ce qui nous dérange est la part inconnue qui nous est propre et qui reste une aventure. La différence de l’autre nous invite à nous découvrir encore davantage, avec nos lumières et nos fragilités, ce qui nous rend humain. C’est même la condition de notre humanité.S’inspirer sans modération sans tomber dans les dogmesQuand on ne sait pas ce que l’on fabrique, on s’inspire. L’inspiration est l’un des moteurs majeurs de la création. L’inspiration sert à faire entrer de l’air, autrement dit du nouveau, mais elle ne doit pas devenir un modèle à reproduire. La limite est parfois ténue. Il y a pourtant une grande différence entre inspiration et modèle à transposer qui peut devenir dogme, autrement dit fabriquer l’inverse de la création.Nous sommes parfois à la limite de la bascule de l’inspiration au dogme. Chez Codesign-it, dans une phase post-création qui cherchait peut-être une forme d’organisation stable, le modèle d’organisation de la sociocratie inventée par un ingénieur au XIXème siècle a suscité l’intérêt des membres. Cela m’a fait l’effet d’un Livre qu’on allait chercher parce que le modèle d’organisation se cherchait et que l’invention était peut-être trop coûteuse. C’est humain, là encore, nombre de sociétés l’ont vécu et sont construites ainsi. Des débats ont alors éclaté opposant les partisans de l’application de la règle à la lettre à ceux pour qui la sociocratie était une inspiration à adapter pour Codesign-it ! L’expérimentation de la sociocratie prendra fin à une date non encore précisée, et je crois que ce statut permanent d’expérimentation est ce qui protège la créativité et permet le non-enfermement dans des dogmes.

Rester expérimental : trouver les moyens communs de faire vivre l’expérimentation dans la durée, des CommunsL’expérimentation est un coût, ou plutôt un investissement pour poursuivre la part joyeuse de cette aventure, et la part d’espoir qu’elle porte depuis l’origine. Car l’expérimentation demande à expliciter des hypothèses, à suivre les réalisations, à débriefer des résultats et à clarifier les apprentissages. Elle demande de la rigueur, du temps, une façon différente d’être dans l’action, une distance autre à l’objet de travail.Or ce temps et ces dispositions ne sont pas comprises dans notre temps rémunéré aujourd’hui. Nos revenus sont exclusivement tirés des projets que nous vendons et menons. Ainsi aujourd’hui l’expérimentation, au-delà du mot qui reste employé, n’est pas sérieusement menée car nous n’avons pas encore mis en place les conditions de sa réalisation. Nous avons voté une mission Documentation qui est un prémice, quelques bribes de feed-back ont été faites sur la sociocratie, des premiers pas ont donc été posés.

Or une hypothèse serait qu’investir une partie de notre budget d’investissement que nous tirons de la vente de nos projets serait une condition majeure à la durabilité de Codesign-it, dans sa part saine, porteuse d’espoir et revenant à son désir premier : comment faire vivre une organisation entrepreneuriale dans laquelle liberté et coopération sont possibles ?

L’expérimentation nous protège du dogme et des débats sans fin de qui a raison, l’expérimentation développe notre part d’humilité car nous ne savons pas tant que nous n’avons pas vécu des choses et appris de ce qu’il se passe.L’expérimentation entretient la curiosité, cette part vivante qui nourrit le désir. L’expérimentation permet également d’apprendre, de poser des bases et des convictions à partir de l’expérience, et non pas à partir de leçons extérieures.Laboureurs et découvreurs s’y retrouvent. L’expérimentation n’est t-elle pas ainsi une nouvelle forme d’organisation, applicable chez Codesign-it ! mais également au sein des projets que nous menons avec nos clients ? Le Diplôme Codesign, la poursuite du travail sur les Communs, les articles de recherche, une proposition de projet d’exposition dont le titre serait « C’est quoi ce travail ? » et bien d’autres formes existantes et à venir en sont les écrins. A suivre, avec impatience ….Texte proposé par Catherine Foliot, membre du Collectif Codesign-it!

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