En travaillant avec le Collectif Codesign-it j’ai souvent entendu parler du Forum Ouvert, déployé chez des clients dans des projets d’innovation collaborative. En juillet 2018 j’ai pu assister à son utilisation par les membres du collectif eux-mêmes dans le cadre du “Sprint d’été”, leur rendez-vous off-site annuel, et observer de plus près le fonctionnement de ce dispositif hérité des forums citoyens.
Tous ceux qui ont organisé des événements off-site en ont fait l’expérience : comme il est rare que tout le monde se retrouve au même endroit au même moment, il faut tout mettre en œuvre pour que le temps de présence des participants soit rentabilisé. C’est bien pour cela que ces rassemblements sont souvent préparés dans les moindres détails, minutés, ficelés, conçus pour ne pas perdre une miette de ce temps précieux qui s'écoule à chaque seconde comme les grains d’un sablier.
Or le Forum Ouvert propose un parti-pris inverse, celui de l’émergence pure. Pas d’agenda préétabli, pas de liste de points prioritaires ; ce sont les sujets proposés par les participants le jour J qui seront traités. Pas question non plus de groupes de travail sélectionnés par une autorité compétente ; les équipes se forment spontanément autour d’un porteur de sujet.
Face à une quarantaine de membres du collectif réunis pour ce off-site, Alain Biriotti et Catherine Foliot expliquent les règles du jeu. “Le Forum Ouvert a été conçu comme mode de facilitation pour permettre de paralléliser massivement les interactions et la construction collective en partant d’une ressource unique qui est l’énergie de ses membres, commence Alain. Cela veut dire que dans un forum ouvert les thèmes de travail sont ceux qui sont proposés par les membres et que l’organisation est construite de façon à maximiser l’énergie de ces membres.”
Dès l’introduction, l’intention qui sous-tend le procédé est tout-à-fait explicite. D’une part, c’est l’énergie des participants, et non leur temps, qui est la ressource la plus précieuse. D’autre part, l’utilisation de cette énergie est directement liée à la nature émergente des thèmes de travail.En quoi le design du Forum Ouvert permet-il de “maximiser” cette énergie ?
Le dispositif fonctionne par l’interaction de deux éléments : un ensemble de 5 principes (listés ci-après) et un cadre qui contient les énergies pour les canaliser.Le cadre est extrêmement simple et facile d’accès. Il s’agit d’un tableau qui indique le nombre maximum de sujets et de groupes de travail :
Dans le cas qui nous occupe, le dispositif prévoyait 5 rounds d’une heure, répartis sur 2 jours, avec 8 équipes maximum par round.Chaque sujet est présenté par un “porteur” qui en explique l’intention et l'interprétation originelle. Les personnes intéressées forment un groupe de travail autour de ce porteur. À la fin de chaque round, l’ensemble des participants se réunit dans une plénière “de pur process”, c’est-à-dire sans débriefer. Il s’agit uniquement de déterminer si un sujet est épuisé ou s’il se poursuit un tour de plus, et si l’on entame le travail sur d’autres sujets.
Il faut bien comprendre que le cadre exerce une contrainte sur le nombre maximum de sujets et de groupes, mais pas sur les individus. Les participants sont au contraire invités à se déplacer en fonction de leur ressenti. Il s’opère ainsi dans le forum une sorte de régulation permanente à partir de la motivation de chaque personne à contribuer sur un sujet. Le porteur de sujet lui-même est sommé de se déplacer si son équipe infléchit au thème une direction qui ne lui convient plus.
C’est la fameuse loi de mobilité, ou “règle des deux pieds”. Derrière cette règle simple se cache je pense le parti-pris le plus radical du projet collaboratif.Radical d’abord parce que la règle renvoie chacun à ses responsabilités : ce sont les participants qui sont les acteurs de la session et qui doivent gérer leur propre implication pour maximiser leur impact sur la production collective. C’est une éthique de l’action, où les personnes sont responsabilisées dans l’exécution concrète, physique de leur intention.Radical ensuite parce qu’elle affirme comme primordiale la liberté individuelle de chaque participant. Ainsi, je ne vais pas rejoindre un groupe parce qu’une figure d’autorité m’en a donné l’ordre, ou par politesse, ou par contrainte. Si je participe à une discussion, c’est que j’ai choisi d’être là.
On comprends aisément que si ce format fonctionne pour les forums citoyens, où nous sommes tous égaux, il nécessite certaines précautions d’utilisation dans un contexte professionnel et en particulier face à des systèmes hiérarchiques. Un travail de préparation est souvent nécessaire pour obtenir un relâchement au moins temporaire du contrôle managérial et s’assurer que chacun peut contribuer sans crainte.Chez Codesign-it en revanche il est frappant de constater à quel point le Forum Ouvert est récursif avec le fonctionnement interne, où l’éthique de responsabilité et le principe de liberté se trouvent au cœur du projet collaboratif.
Mais comment se produit finalement cette mystérieuse alchimie qui transforme les énergies individuelles en énergie collective? C'est dans l'interaction des principes et du cadre que la magie opère.
C’est d’abord un rapport particulier au temps, que l’on peut observer dans les principes #1 et #2 (voir ci-après). Le temps linéaire est au service de l’énergie disponible, et non l’inverse. Le but n’est pas d’être plus rapides mais d’être davantage synchronisés. Le cadre délimite ainsi les grands mouvements d’une alternance entre temps d’équipe et moments de régulation en plénière, tempo plutôt que chronomètre, pulsation d’ensemble qui cadence la circulation de l’énergie.C’est ensuite l’apport d’une source d’énergie renouvelable, via la loi de mobilité. Centrée uniquement sur le ressenti subjectif, cette loi vise à évacuer les motivations extrinsèques de la récompense ou du contrôle. Si c’est bien l’envie qui pousse une personne à porter un sujet ou à participer à certaines discussions, la force motrice du forum est alors la motivation intrinsèque. C’est cette force vitale qui est à l’origine de la dynamique créatrice.
C’est enfin une philosophie d’abondance qui privilégie le travail en parallèle et limite au maximum les temps de “debrief”. Les principes #4 et #5 rassurent ceux qui auraient peur de passer à côté de quelque chose d’important. Ils remettent ainsi les personnes à leur juste place dans le processus, comme porteuses d’énergie au service du processus collectif et non comme ressources individuelles dont le temps est limité.Les sujets sont les pivots de ce dispositif et permettent, via l’intention du porteur de sujet, d'enclencher la dynamique qui transforme le travail individuel en production collective. Ils servent ainsi d’interface entre le temps de la pensée consciente - lent, tortueux, prisonnier du langage et de ses limitations - et le temps des inconscients qui suit son rythme propre.
Ce que facilite ce dispositif, c’est finalement la capacité de chacun à se brancher en cadence sur le flux d’énergie qui circule dans l’espace intersubjectif. L’individu conscient est ainsi littéralement transporteur de l’énergie émergente, énergie qui continuera de tourner en tâche de fond bien plus vite que la pensée logique ne pourrait le faire.
Paradoxalement, c'est en lâchant prise sur le temps que le Forum Ouvert optimise la présence des participants et crée une abondance d'opportunités. En plaçant l’énergie comme ressource principale au centre du dispositif, il laisse toute sa place au kairos, le temps de l’action opportune, plutôt que de céder au règne dictatorial du chronos, le temps séquentiel. Le temps ainsi dépensé acquiert ainsi une dimension verticale, une profondeur, dont les ondulations se poursuivront longtemps après le dernier tour de jeu.
Les sujets à la fin du deuxième jour
Les 5 principes du Forum Ouvert
Principe #1
“Ça commence quand ça commence”
Une session de travail n'est pas sommée de commencer immédiatement dans le créneau de travail alloué. Un porteur de sujet peut attendre que toutes les personnes intéressées aient rejoint tranquillement le groupe et sentir quand l'énergie est réunie. C'est valable aussi pour l'ensemble de la journée...
Principe #2
“Ça se termine quand ça se termine”
Un groupe n’est pas enfermé dans le temps d’une séquence. S’il a le sentiment qu’il faut plus de temps, il aura la latitude de poursuivre son travail dans le round d’ateliers suivant. Ainsi le traitement d’un sujet n’est pas limité dans le temps mais se termine quand le groupe a l’impression qu’il ne peut pas aller plus loin. De même pour la journée...
Principe #3
La loi de mobilité, ou “règle des deux pieds”
Cette loi stipule: “Si à un moment donné vous êtes dans un groupe et vous avez l’impression que vous n’avez pas de contribution significative et que vous n’apprenez rien, vous avez la responsabilité de prendre vos deux pieds et d’aller ailleurs, où vous avez le sentiment que vous contribuerez plus.”N’importe quel participant peut quitter le groupe, y compris le porteur de sujet s’il constate que le groupe a imprimé une autre direction au sujet qu’il avait initié. La personne qui part peut alors rejoindre un autre groupe, ou bien jouer le papillon - prenant une pause réflexive - ou l’abeille - faisant circuler l’information en butinant de groupe en groupe.De ces trois principes en découlent logiquement deux autres:
Principe #4
Les personnes qui se présentent sont les bonnes
Les personnes qui rejoignent un thème de travail sont les bonnes pour l’instruire, parce qu’elles ont choisi d’être là pour des bonnes raisons. Il faut accueillir comme le bon groupe le groupe qui a choisi de dédier son énergie à cela.
Principe #5
Ce qui arrive est la meilleure chose qui pouvait arriver
Alors que ce principe est parfois formulé sous un angle plus neutre (“c’est la seule chose qui pouvait arriver”), Alain choisit d’introduire ce principe en utilisant le superlatif: “ce qui va se passer dans cette séquence de travail est ce qui pouvait se passer de mieux pour le collectif, parce qu’on est les bonnes personnes, la bonne énergie”.Texte proposé par Coline Pannier, partenaire du Collectif Codesign-it!
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